Pièce de théâtre « Inconnu à cette adresse »
En 1938, on ne faisait pas encore état de « whistleblower » (« lanceur d’alerte ») aux Etats-Unis. Il n’y était pas alors d’usage de révéler, de signaler, la violation manifeste et avérée d’un engagement international bafoué.
Et pourtant ce fut, de façon tout à fait avant-gardiste, ce que fit :
Kathrine KRESSMANN TAYLOR
Lorsqu’elle publia :
INCONNU A CETTE ADRESSE
Elle dû, par quasi-obligation, le faire, sous le nom de KRESSMANN TAYLOR, car au dire même de son éditeur de l’époque, une femme, ne saurait publier un tel récit « trop fort pour paraître sous le nom d’une femme ».
En l’occurrence, c’est bien avant que n’’éclate la seconde guerre mondiale, mais néanmoins après l’accession d’Hitler au pouvoir et de l’horrible nuit du 10 mai 1933 (au cours de laquelle, suite à un autodafé, une cérémonie fut savamment mise en scène en diverses villes allemandes, au cours de laquelle, des milliers de livres, censés être néfastes à la santé morale de l’Allemagne, furent publiquement jetés au bucher par les membres du parti nazi), que notre auteure a promu son sujet.
Elle souhaitait, prioritairement, alerter l’opinion publique, émettre un cri d’alarme sur les dérives du régime fasciste, à l’égard des citoyens allemands de confession juive. Elle appréhendait qu’elles ne progressent, ne s’accroissent dans l’indifférence internationale.
Ce qui, malgré tout, ne manqua pas de se produire ;
Ce faisant, notre auteure ne faisait là qu’appréhender ce qu’avait écrit, un siècle plus tôt et de façon prémonitoire, le poète allemand, Heinrich HEINE :
« Là où on brûle les livres,
On finit par brûler les hommes ».
Si le sujet n’était pas éminemment tragique, l’œuvre pourrait faire penser à l’expression popularisée par le cinéma, « l’arroseur arrosé », à l’époque des Frères Lumière, qui met en scène une personne qui subit le contrecoup de ses actes, de ses comportements, par un effet boomerang.
Pour ce qui est de l’œuvre de Katherine KRESSMANN TAYLOR, il s’agit d’un roman épistolaire fait de dix-neuf lettres entre deux amis Allemands, l’un juif (« Max »), l’autre non (« Martin »). Tous deux ont émigré aux Etats-Unis et y ont créé, en association, une galerie d’art qui, d’évidence, marche bien.
Martin, fortune faite, décide, tout en restant associé de la structure, de retourner en Allemagne, laissant à Max, le soin de veiller à la bonne marche de leurs affaires.
C’est dans une Allemagne en plein marasme économique, on est en 1938, que commence, pour Martin, fort de ses dollars, une vie de Nabab : achat d’une grande propriété, personnel en nombre,…..
Au début de son installation, Martin fait part, avec jovialité, à son ami Max, de toute sa satisfaction, de l’euphorie qui accompagne son retour au pays. Il le remercie pour l’argent qu’il lui fait parvenir et va jusqu’à laisser poindre une réelle appréhension vis-à-vis d’Hitler, allant jusqu’à s’interroger : « est-il sain d’esprit ? ».
En réplique, Max se laisse aller, à faire état de ses regrets de ne point partager, in situ, avec son ami, un tel bon temps et soupire à l’idée qu’ils auraient pu, de concert, déguster des spécialités culinaires allemandes. Il ne manque néanmoins pas d’interroger ce dernier sur le fait de savoir si ce que l’on prétend, sur la montée de l’extrémisme en Allemagne, est bien vraie, qu’il n’ose le croire, et lui manifeste son inquiétude pour sa sœur « Griselle », Comédienne, qui, malgré ses suppliques à le rejoindre au plus vite, continue à se produire en Allemagne.
Ce à quoi Martin répond avec assurance sans la moindre hésitation, qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, qu’en tout état de cause, il sera toujours là pour l’aider, la défendre.
En fait, très rapidement, Martin se trouve happé, subjugué, séduit, par les thèses du régime nazi qu’il ne tarde pas à rejoindre, allant jusqu’à s’approprier la propagande fasciste, et d’écrire, alors même qu’il avait précédemment vécu, dans l’opulence, aux Etats-Unis, : « nous avons mangé le pain amer de la honte et bu le brouet clair de la pauvreté ».
Max ayant reçu, en retour, une missive destinée à sa sœur avec mention :
« Inconnu à cette adresse »,
a le fort pressentiment qu’un drame se prépare. Il en avise Martin, le suppliant d’intervenir, d’accueillir sa sœur chez lui.
En fait, Griselle représente tout ce qui est réprouvé, pourchassé, haï, par le régime nazi. Comme tous les régimes totalitaires, il impose une pensée unique, s’oppose à l’art et à la culture, dès lors que ces derniers questionnent le monde, lui offre une autre vision.
Ce qui devait arriver, arriva. Griselle, face à l’agressivité ambiante et se rendant à l’évidence, que sa vie était en danger, déserte la scène, se sauve et forte de l’amitié passée, et des conseils de son frère, pense trouver refuge chez Martin. Aussi, se présente-t-elle à la grille de la propriété de ce dernier, lequel, contre toute attente, lui en refuse l’accès et, en pleine conscience, l’abandonne à son triste sort, la laissant, en proie, sans défense aux sbires d’Hitler.
Martin a le cynisme de renvoyer sur elle toute la responsabilité et en fait part à Max, lui écrivant, pour justifier sa couardise : « elle avait montré son corps impur à des jeunes allemands ».
Max est effondré, écœuré, d’une tristesse infinie. Néanmoins, il ne se laisse pas aller, pour autant, à injurier, tancer Martin, son ancien ami.
Non, le gentil, l’affable, qu’il était, n’est plus.
Sa vengeance se doit être à la hauteur de l’ignominie de son ancien ami.
Dès lors, Max, sachant pertinemment que son courrier est lu par la censure, écrit sciemment directement à Martin, lui envoie de l’argent, lui demande de faire réaliser de faux tableaux de maîtres connus.
Martin, repéré, est exclu du Parti, son fils renvoyé des jeunesses hitlériennes, tout le monde lui tourne le dos.
Martin supplie Max d’arrêter de lui adresser des courriers, lui demande grâce.
Max n’en a cure et poursuit l’envoi de missives et d’argent.
Pour finir, en un aboutissement final et réussi, la dernière lettre, destinée à Martin, lui revient avec la même mention que celle portée sur l’enveloppe destinée à la défunte Griselle :
« Inconnu à cette adresse ».
Si «la vengeance est un plat qui se mange froid », immanquablement, Max a fait sienne ce proverbe et l’on ne peut qu’en partager l’aspect jubilatoire.
Fort de ces données, vous avez le choix, si ce n’est déjà fait, de lire le livre (traduit par Michèle LEVY-BRAM et édité chez HACHETTE) et/ou d’aller au :
THEATRE ANTOINE
JEAN-MARC DUMONTET
Applaudir Jean-Pierre DARROUSSIN (Max) et Stéphane GUILLON (Martin) qui sont tous deux excellents en leurs rôles respectifs et qui, je puis vous l’assurer, en sont chaleureusement remerciés par une longue standing ovation.
Dépêchez vous, car il vous reste que peu de temps. Sauf prolongation, vous n’avez que jusqu’au 13 avril 2024 pour vous y rendre. Ce sera l’occasion de profiter de la remarquable mise en scène, de ce texte bouleversant, que l’on doit à Jérémie LIPPMANN.